[RP] Le petit livre rouge de Mahaud

« La leçon de choses »

En ces temps reculés, quand ils n'habitaient pas la porte à côté, les gens s'envoyaient de petits messages roulés serré, couverts de pattes de mouche, confiés aux bons soins de pigeons voyageurs. Moi je n'ai plus de pigeon. Le dernier est mort prématurément sous un cumulo nimbus, grillé inopinément par la foudre. Son prédécesseur avait quelques temps auparavant terminé son voyage dans l'estomac d'un goupil.
Il fallut à mes plis lourds de menaces et d'insultes transporteurs plus solides. J'investis dans une grosse paire de cracoucass. Un mâle et une femelle. Deux pour le prix d'un. Le marchand, habile au commerce, me fit cadeau d'un troisième.

Ce qui est rare est cher.
Or le cracoucass est rare.
Et aussi vraiment très con.
Donc le cracoucass vaut que dalle.

 Biaisé, le syllogisme, mais vrai.
           Ce gros oiseau particulièrement laid ne ressemble à rien de ce que nos doctes érudits ont déjà répertorié. Ni aigle, ni corbeau, ni buse, ni vautour, ni condor, ni grand-duc, ni faucon, ni hibou ni chouette. Ni même mélange raté d'un peu de tous ceux-là. Représentez-vous une grosse dinde de deux mètres d'envergure à peu près, ailes déployées, une épaisse langue marronnasse toujours pendante au coin du bec, des plumes hirsutes, des serres comme des grapins. La Nature, décidément farceuse, lui a fait don d'une génétique intéressante : sous la gorge, là où les autres oiseaux arborent soyeux plumage et couleurs seyantes, le cracoucass mâle porte ses valseuses en pendentif .  

        Le siège de sa pensée va du gésier au croupion. Chez le cracoucass c'est une zone assez vaste mais qui n'offre guère de possibilités d'évolution. Ceci explique peut-être la stagnation de l'espèce.

        Plutôt lent à anticiper les distances de freinage, incapable d'avoir le moindre plan de vol, il ne s'arrête que lorsque son couloir de navigation arrive à son terme contre un arbre, un poteau, une porte.
     
        Son ramage, enfin. Que dire ... Vous savez le dicton : "Mieux vaut entendre ça qu'être sourd".
        Je suis formelle : mieux vaut être sourd.

[ Mon plus gros cracoucass, celui qui a un plumage un peu terne et ses burnes au-dessus du jabot, arriva directement à l'auberge de “La Carotte Lorraine”, chez Raoul. Dit “Le Glabre” ( le genre de vanne qui marche encore du tonnerre auprès de ceux qui le connaissent mal).
Le cracoucass vole généralement en ligne droite. Il navigue à l'instinct c'est-à-dire au pif. Au pif, au sens propre. En direction de ses repas dont il flaire les puissants fumets des lieues à la ronde. Sa boussole interne indique un cap unique. Je n'ai pas à m'en faire : mon cracoucass arrivera toujours chez Raoul .
L'oiseau s'engrouffra par la porte de l'auberge, en battant de ses grandes ailes au nez et à la barbe des clients, renversa des bols, y coula des fientes comme des pruneaux échappées de son sphincter dilaté par l'allégresse et alla s'encastrer dans le linteau de la cheminée. Il ne plongea pas dans le potage à la carotte mais il s'en fallut d'un cheveu. ]

Citation :

Cher Raoul,

C'est gentil à vous de prendre de mes nouvelles. Votre message m'est bien parvenu et c'est avec grand plaisir que j'écrirai à votre ami.
Que vous dire de ma vie chez les Helvètes ?
Pour commencer, je mange du chocolat : du noir avec amandes, sans amandes, avec éclats de noisette, sans éclats de noisette, au lait, au miel, mou, dur, fourré, fondant, croquant, liquoreux, sirupeux, à la fraise, à l'orange, en mousse, en crottin, en ballotin, enrobé ... Il semble qu'il ait des vertus thérapeutiques car j'ai renoncé à me noyer dans le lac.
Il me tarde de rentrer car comme vous vous en doutez le cliquetis des armes est douce musique à mon oreille. Cette menace de guerre en Provence est le dard qui m'aiguillonne ! ( Je ne sais si je fais bien de proposer cette métaphore à votre imagination mais bon, je ne rature pas). Je piaffe d'impatience. Chaque jour passé à tourner en rond dans mon potager merdeux est un jour insupportable qui me sépare de MON armée et de cette guerre à laquelle je veux coûte que coûte participer. En découdre avec du provençal, l'éclate totale.
Et vous Raoul ? Que me racontez-vous ?
Vous serez gentil de donner deux ou trois rats à mon oiseau avant de me le renvoyer dare-dare. Trouver de gros rats en Lorraine ne devrait pas vous poser trop de problèmes.
Allez, je vous embrasse !
Oui, je sais, vous n'aimez pas les effusions, mais que voulez-vous, j'aime à respirer l'air du pays quand bien même il émane de votre narine.

M.